Par un arrêt rendu le 11 décembre 2020, le Conseil d’Etat opère une évolution de la notion d’établissement stable ; notion qui détermine le pays dans lequel une société est imposée. Les juges ont infirmé un arrêt de la Cour d’appel de Paris daté du 1er mars 2018, qui avait conclu à l’absence d’un établissement stable au titre de la convention fiscale entre la France et l’Irlande. Par cette décision statuant contre la filiale irlandaise ("Irish Co") d’un groupe américain, le Conseil d’Etat a ainsi clarifié la notion d'établissement stable.

Cette décision va impacter l’activité des entreprises internationales implantées en France. En effet, les groupes étrangers sont soumis au cadre fiscal français – impôts sur les sociétés et TVA - uniquement si leurs activités en France remplissent les critères d’un « établissement stable ». Ils devront dans certains cas être vigilants quant à l’autonomie laissée à leurs agents et filiales, et mettre en place des processus stricts de validation.

 

Une interprétation extensive de la notion d’établissement stable

Une société irlandaise, filiale d’un groupe américain et société sœur d’une entreprise française, a réalisé des activités de marketing numérique en Europe. Ces activités consistaient principalement à vendre des services de marketing, publicité et technologiques sur les marchés européens. L’entité française a été rémunérée par l’entité irlandaise sur une base de coût majorée de 8 % pour différents services dont des activités administratives, marketing et de représentation telles que l’identification, la prospection et le ciblage de clients sur le marché français. Tous les contrats conclus avec des clients français ont été signés par l’entité irlandaise.

Le Conseil d’Etat a estimé que l’entité française devait être considérée comme un agent dépendant en France de sa société sœur irlandaise, même si elle n’avait pas formellement conclu des contrats au nom de l’entité irlandaise. En pratique, l’entreprise française avait décidé de conclure des transactions, que la société irlandaise a simplement et systématiquement approuvées et qui, en tant que telles, sont devenues juridiquement contraignantes pour l’entité irlandaise.

Il est important de noter que, pour la première fois, le Conseil d’Etat :

  • se prononce sur l’existence d’un établissement stable sur la base du critère de l’ « agent dépendant » en ce qui concerne un acteur numérique et,
  •  utilise les commentaires de l’OCDE publiés après la signature d’une convention fiscale applicable, à l’appui de ses arguments.

Cette décision risque d’accentuer une tendance qui se dessine depuis plusieurs années : l’interprétation extensive par l’administration française de la notion d’établissement stable, confirmée par le Conseil d’Etat.

 

La convention multilatérale BEPS de l’OCDE, un traité fiscal supranational ?

Cet arrêt entraîne également l’application unilatérale par la France d’une interprétation extensive de la définition d’établissement stable, au titre de l’article 12 de l’Instrument multilatéral (IM) de l’OCDE (convention adoptée sans réserve par la France). Grâce à cette convention multilatérale, la volonté affichée des autorités françaises était de modifier automatiquement (et donc plus rapidement qu'une renégociation bilatérale de conventions) les clauses correspondantes au sein des conventions bilatérales conclues avec des Etats, sur la base de l’absence de réserves réciproques et de ratification par les États. En France, le MLI a été ratifié en septembre 2018 et est entré en vigueur le 1er janvier 2019.

Ainsi, ce traité s’est imposé à de nombreuses entreprises étrangères ayant des activités en France. Depuis son entrée en vigueur dans l’ordre juridique français, RSM recommande à ses clients étrangers d’être vigilants, notamment quant à la gestion des agents implantés en France

 

L’article 12 INM : focus sur le rôle des agents

L'une des mesures adoptées (article 12 de l'INM) est l’élargissement des cas dans lesquels les agents constituent des établissements stables. Désormais, un agent dépendant peut également constituer un établissement stable, s'il joue habituellement un rôle prépondérant dans la conclusion des contrats conclus sans modification substantielle par la société étrangère.

Depuis la décision du Conseil d’Etat du 11 décembre 2020, le risque que l’activité d’un agent soit requalifiée en « établissement stable », imposable en France, est réel. Les enjeux sont d'autant plus importants que le fait de disposer d'un établissement stable non déclaré peut caractériser l'exercice d'une activité « cachée » susceptible d'entraîner une pénalité de 80 % sur les rappels d'impôts et une transmission automatique du dossier au parquet dans le cadre d'une procédure de fraude fiscale, depuis la loi relative à la lutte contre la fraude du 23 octobre 2018.

 

En conclusion, la décision étant large dans son application (c'est-à-dire non limitée aux activités numériques), les groupes internationaux ayant des activités en France devraient revoir leurs modèles de fonctionnement à la lumière de cette décision. Cette analyse devra être réalisée au cas par cas, en tenant compte notamment de cette éventuelle modification apportée par le MLI à la définition conventionnelle d'agent dépendant, en fonction du statut des réserves et de l'état d'avancement de la procédure de ratification MLI dans l'autre État.

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