La jurisprudence récente admet qu’une erreur formelle d’identification ou de déclaration des réserves issues d’apports en capital ne doit pas toujours effacer une réalité économique légitime.

Après une brève mise en perspective sur l’importance de documenter les apports dès leur origine, plutôt que d’avoir à en défendre ultérieurement la reconnaissance, et un rappel des conditions y relatives, cet article expose et salue une évolution jurisprudentielle salutaire pour les entrepreneurs et les actionnaires.

Dans la vie d’une entreprise, chaque décision de financement traduit une vision : celle d’un actionnaire qui investit, renforce sa structure de fonds propres et prépare la croissance future. Parmi les instruments à sa disposition, les réserves issues d’apports en capital (RAC) occupent une place à part. Il s’agit des montants que la société reçoit directement de ses actionnaires, en numéraire, en nature ou encore sous forme de primes d’émission, mais en dehors du capital social.

Sur le plan fiscal, leur particularité est essentielle : contrairement aux réserves provenant des bénéfices, les RAC peuvent être restituées sans impôt anticipé ni impôt sur le revenu ou impôt sur le bénéfice (art. 20, al. 3 et 57 LIFD, art. 5 al. 1 bis LIA), pour autant que les conditions formelles requises soient respectées. Autrement dit, elles permettent à l’entrepreneur de rendre du capital à ses investisseurs sans frottement fiscal, là où une distribution ordinaire déclencherait, entre autres, un impôt anticipé de 35 %.

Ce mécanisme, souvent perçu comme purement technique, constitue en réalité un outil stratégique de gestion du capital et de planification patrimoniale. Bien gérées, les RAC deviennent un levier d’optimisation durable : elles renforcent la flexibilité financière de l’entreprise, tout en préservant la valeur pour ses actionnaires.

1. La voie directe : constituer correctement ses réserves issues d’apports en capital

Pour qu’une réserve soit reconnue comme issue d’apports en capital, encore faut-il que sa constitution respecte certaines règles de fond et de forme. Sur le fond, il s’agit d’apports effectués directement par les détenteurs de droits de participation (actionnaires/associés).

Sur le plan comptable, les RAC doivent généralement figurer séparément dans les fonds propres. Sur le plan procédural, une annonce à l’AFC au moyen du formulaire n° 170 demeure une étape incontournable : la circulaire 29c et la Communication AFC 020 (18.09.2024) exigent en pratique une annonce dans les 30 jours (après l’approbation des comptes pour les apports ; après l’approbation ou le paiement pour les remboursements). Il s’agit d’une exigence de pratique administrative, non d’un délai légal, mais son respect facilite la reconnaissance et le traitement des RAC, en particulier en vue d’une distribution sans impôt anticipé.

Sur le plan fiscal, ces apports sont soumis au droit de timbre d’émission de 1 %, après déduction d’une franchise de CHF 1 million (art. 5 LT, art. 6 al. 1 let. h LT), utilisable en plusieurs fois. En cas d’assainissement, une franchise unique de CHF 10 millions (art. 6 al. 1bis LT) s’applique mais, pour la part qui en bénéficie, l’apport est imputé aux pertes et ne peut pas constituer de RAC. Si l’on souhaite faire reconnaître des RAC, il faut renoncer à la franchise d’assainissement et soumettre l’apport au droit de timbre d’émission ordinaire (après déduction de la franchise d’1 million, le cas échéant).

Le dossier transmis à l’AFC doit notamment comprendre les comptes annuels approuvés de la société (lesquels, s’ils ne sont pas encore disponibles au moment du dépôt, doivent être fournis ultérieurement de manière spontanée), le relevé de compte du ou des postes distincts de RAC figurant dans la comptabilité statutaire, ainsi que le procès-verbal de l’assemblée générale comportant la décision correspondante en cas de remboursement. Lorsque des devises étrangères sont impliquées, il y a lieu d’indiquer les taux de change appliqués, en précisant la source de référence.

Ces exigences ne relèvent pas de la simple formalité administrative et traduisent la nécessaire traçabilité complète et transparence irréprochable dans la gestion des fonds propres, conditions sine qua non de la reconnaissance fiscale des réserves issues d’apports en capital et, par conséquent, du bénéfice du régime privilégié de l’article 20, alinéa 3 LIFD et de l’article 5 alinéa 1 bis LIA.

S’agissant du remboursement des RAC, celui-ci doit faire l’objet d’une approbation expresse de l’assemblée générale, dont les principes décisionnels, non traités ici, doivent être strictement observés pour garantir la validité de la résolution. Cette décision, qui acte du montant du remboursement, devrait en principe le déterminer en francs suisses ou dans la monnaie du capital social telle qu’inscrite au Registre du commerce. 

Il arrive toutefois que des actionnaires résidents à l’étranger souhaitent fixer le montant du remboursement non pas dans la monnaie de la société, mais dans celle de leur usage quotidien, par exemple en euros. Dans une telle hypothèse, et sauf mention contraire dans la décision ou dans les statuts, il convient de retenir le taux de conversion applicable à la date de la décision de l’assemblée générale, date qui constitue la date exécutoire et le point de référence comptable. L’opération est ainsi figée à ce moment et le montant remboursé venant imputer les réserves doit correspondre à la contre-valeur en francs suisses déterminée au jour de la décision.

2. La voie indirecte : les apports dissimulés et la reconnaissance par la jurisprudence

La pratique montre que les choses ne se déroulent pas toujours dans ce cadre idéal. Certaines sociétés n’isolent pas les apports reçus dans un compte spécifique de RAC, les intégrant par inadvertance dans les bénéfices reportés ou dans d’autres postes de fonds propres. D’autres situations donnent naissance à ce que l’AFC qualifie d’apports dissimulés ou contributions cachées aux fonds propres, typiquement lors d’une sous-évaluation manifeste d’un actif apporté ou d’une reprise/renonciation à une dette de l’actionnaire non enregistrée.

Selon la pratique administrative, un apport qui n’est pas correctement identifié ni déclaré ne saurait être reconnu comme une réserve issue d’apports en capital. Son remboursement est alors assimilé à une distribution ordinaire, soumise à l’impôt anticipé de 35 % et à l’impôt sur le revenu ou le bénéfice chez le bénéficiaire. Une simple imprécision comptable peut ainsi priver l’entreprise et ses actionnaires d’un avantage fiscal considérable.

Cette position stricte a toutefois été assouplie par le Tribunal fédéral, dans une série de décisions récentes venues rappeler que la réalité économique doit parfois primer sur la forme.
Lorsque la volonté de renforcer les fonds propres est clairement établie et que les flux financiers peuvent être retracés de manière probante, la Cour admet qu’un apport non déclaré formellement puisse, dans certains cas, être requalifié en RAC.

3. Quand le Tribunal fédéral réaffirme la primauté de la réalité économique

Le Tribunal fédéral a ainsi récemment clarifié et assoupli la pratique administrative en matière de reconnaissance et de remboursement des réserves issues d’apports en capital, à travers deux arrêts majeurs qui marquent une inflexion importante dans la doctrine fiscale suisse.

a) ATF 149 II 158 (17 mars 2023) : le traitement des apports de capital dissimulés en matière d’impôt sur le revenu

Dans son arrêt, le Tribunal fédéral a apporté une clarification majeure concernant le traitement fiscal des apports de capital dissimulés lors de la liquidation d’une société de capitaux (étant à noter ici que l’AFC a par ailleurs décidé de faire une application limitée de cet arrêt aux cas de liquidation incluant des distributions d’apports dissimulés). Il a jugé que le remboursement d’apports de capital dissimulés n’est pas imposable au titre de l’article 20 alinéa 3 LIFD, même en l’absence de comptabilisation distincte au bilan de la société. Ce faisant, la Haute Cour a écarté l’application de l’exigence de comptabilisation prévue à l’article 5 alinéa 1bis LIA dans le contexte de l’impôt sur le revenu.

L’affaire concernait une actionnaire unique qui, au travers de plusieurs opérations immobilières et reprises de dettes non comptabilisées, avait indirectement financé sa société. Lors de la liquidation de celle-ci, l’administration avait considéré le produit de liquidation comme une distribution dissimulée de bénéfice imposable. Le Tribunal fédéral a au contraire admis qu’il s’agissait du remboursement d’un apport de capital dissimulé, exonéré d’impôt conformément à l’article 20 alinéa 3 LIFD.

Le Tribunal a souligné que ni la lettre ni la systématique de la loi n’imposent une comptabilisation formelle pour reconnaître un apport de capital au niveau de l’actionnaire. Il a également relevé que le droit fiscal suisse ne saurait désavantager les détenteurs de participations dans des sociétés suisses par rapport à ceux de sociétés étrangères, pour lesquelles l’AFC se contente d’une preuve économique de l’existence des apports (et non comptable). En conséquence, la reconnaissance des apports dissimulés relève de la substance économique plutôt que du formalisme comptable.

Toutefois, le Tribunal a précisé que cette approche ne modifie pas la pratique applicable à l’impôt anticipé, pour lequel l’exigence de comptabilisation de l’article 5 alinéa 1bis LIA demeure. En d’autres termes, si la non-imposition du remboursement est admise au niveau de l’impôt sur le revenu, le traitement en matière d’impôt anticipé reste soumis à des conditions formelles strictes. Il convient également de rappeler que la charge de la preuve incombe au détenteur des participations, qui doit établir l’existence et le montant de l’apport dissimulé, par exemple au moyen d’une déclaration de droit de timbre d’émission. L’AFC précise par ailleurs qu’une déclaration complète demeure nécessaire pour garantir le remboursement de l’impôt anticipé et la correcte imputation des revenus.

b) Arrêt 9C_690/2023 (21 mars 2025)

Dans une affaire où une SA avait reçu un legs immobilier important, les montants avaient d’abord été portés en réserves issues des bénéfices avant d’être reclassés, plusieurs années plus tard, dans un sous-compte « réserve d’apports en capital ». Le Tribunal fédéral a jugé que la comptabilisation initiale au poste RAC n’est pas indispensable dès l’origine, pour autant qu’un reclassement ultérieur conforme au droit comptable soit formellement approuvé par l’assemblée générale. Cette régularisation ne prive pas l’opération de son caractère fiscalement neutre.

Le Tribunal a également critiqué un formalisme excessif : si l’obligation de déclaration demeure une condition nécessaire pour un remboursement en franchise d’impôt anticipé, il n’existe pas de délai légal strict ; toutefois, pour éviter l’impôt anticipé lors d’une distribution, les conditions formelles doivent être remplies au moment même de la distribution. Une annonce ou un reclassement tardif n’effacent pas rétroactivement une IA déjà due.

Ces deux décisions traduisent une évolution jurisprudentielle bienvenue, rétablissant un équilibre entre rigueur administrative et reconnaissance de la réalité économique. En plaçant la substance au-dessus de la forme, le Tribunal fédéral réaffirme que le droit fiscal doit accompagner l’économie réelle plutôt que la contraindre par excès de formalisme. Une lecture rassurante pour les entrepreneurs et les praticiens, mais aussi un appel à la prudence : il reste préférable d’anticiper, documenter et déclarer correctement les apports plutôt que de devoir, a posteriori, invoquer la clémence du juge.

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